Raphaël Ibañez : « Le jour où Jonah Lomu nous a offert une leçon de grandeur »
Alors que 2025 s’annonce comme l’année Jonah Lomu – il est décédé il y a déjà 10 ans et aurait eu 50 ans cette année – RugbyPass a décidé de marquer le coup en diffusant en exclusivité un documentaire inédit intitulé ‘Lomu – The Lost Tapes’, disponible gratuitement à partir du 1er février sur la nouvelle application de RugbyPass.
Pour marquer l’évènement, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui ont côtoyé l’autobus au cours de sa carrière éclair (63 sélections entre 1994 et 2002) pour évoquer leurs souvenirs. Et côté français, il en est qui ne s’est pas fait prier pour parler de l’ailier de légende, c’est Raphaël Ibañez, le mythique talonneur du XV de France (98 sélections entre 1996 et 2007).
« Immédiatement, ce qui me vient à l’esprit, c’est le souvenir d’un joueur extraordinaire. Un joueur hors normes avec cet équilibre entre la puissance dégagée sur le terrain et sa douceur lorsque j’avais l’occasion d’échanger avec lui », répond-il en exclusivité pour RugbyPass.
Celui qui est devenu le manager général de l’équipe de France ne sait plus combien de fois il a joué contre l’illustre All Black, sans doute cinq, peut-être six fois. « Heureusement, ce n’était pas mon adversaire direct. Une pensée pour les ailiers français qui ont dû l’affronter, car moi, en tant que talonneur, j’étais au cœur du pack français. Forcément, mon champ de vision était souvent limité au combat rapproché des avants. Mais malgré tout, j’ai eu – si l’on peut dire – le « bonheur » de croiser sa route à plusieurs reprises », rigole-t-il.
Un match en particulier sera inoubliable pour celui qui était alors capitaine de l’équipe de France : la demi-finale de la Coupe du Monde de Rugby 1999 en Angleterre. La victoire de la France sur la Nouvelle-Zélande reste encore aujourd’hui surnommée « le miracle de Twickenham ».
Jonah Lomu a failli ne pas disputer la Coupe du Monde de Rugby 1999
« En 1999, sa réputation était celle d’un joueur hors normes, exceptionnel, au sommet de sa forme. Il était le facteur X de cette fabuleuse équipe néo-zélandaise », se souvient Ibañez. Sauf que, en réalité, Jonah Lomu a bien failli ne pas disputer cette Coupe du Monde. Mais ça, on ne le saura que plus tard.
Cela fait quelques années que Lomu souffre d’une maladie rénale, le syndrome néphrotique, une maladie assez rare (trois cas pour 100 000 habitants chaque année) qu’il tente de combattre et de dompter à force d’un traitement lourd qui l’empêche d’être à son meilleur niveau.
D’ailleurs, à l’été 1999, alors que la Nouvelle-Zélande enchaîne les victoires sur le Tri Nations la rendant favorite pour le mondial en Angleterre, Jonah Lomu ne brille pas. Remplaçant de Tana Umaga et Daryl Gibson, il a du mal à s’imposer. Il ne signe aucun essai en quatre matchs. Finalement retenu pour le voyage dans l’hémisphère nord, Lomu ne le vivra pas pleinement, comme il l’aurait voulu. Le secret est bien gardé. Lomu fait peur et c’est le message qu’il faut à tout prix véhiculer.
« À cette époque-là, les informations qui circulaient entre l’hémisphère Sud et l’hémisphère Nord étaient assez diffuses, parfois même confuses. On avait très peu d’éléments concrets sur nos adversaires, que ce soit sur leur mode de vie ou leur préparation », se rappelle Ibañez.

« Bien sûr, avec l’essor de la technologie et de l’analyse vidéo, ça allait changer. Mais à l’époque, il était difficile d’avoir des informations précises sur la personnalité des joueurs, leur quotidien ou leur état de santé. D’ailleurs, je crois qu’au sein de l’équipe de France de ma génération, personne n’avait réellement pris conscience des problèmes de santé à venir de Jonah.
« Et pourtant, en le voyant jouer, rien ne pouvait laisser deviner quoi que ce soit. Il était au centre de nombreuses discussions avant les matchs, mais uniquement d’un point de vue sportif. L’unique question était : comment l’arrêter ?
« C’était un phénomène, une force de la nature qui déboulait sur son aile comme un ouragan. Trouver un moyen de le stopper était un vrai casse-tête, et ça a donné bien des sueurs froides à nos lignes arrières pendant des années. »
Jouer les All Blacks était plus fort que les tensions au sein du XV de France
Par ses confidences, Raphaël Ibañez confirme que le XV de France était bien en quête d’un « plan anti-Lomu » à la veille de disputer la demi-finale. « À vrai dire, il y avait pas mal de tensions au sein de notre effectif. Le groupe était composé de fortes personnalités, et nous avions du mal à canaliser notre énergie vers la performance pure », admet l’ancien capitaine.

« Mais tout a changé au moment où l’ultra-favorite, la Nouvelle-Zélande, s’est dressée face à nous. Cela nous a forcés à adopter une approche beaucoup plus studieuse, plus rigoureuse.
« Et au-delà de l’aspect tactique, sur le plan affectif et motivationnel, nous avions cette intime conviction que nos caractères bien trempés pouvaient, soudainement, accomplir quelque chose de grand. Nous savions qu’en mode compétition ultime, en match à élimination directe, nous serions capables de nous dépasser et de nous surpasser. »
Et c’est justement ce qui va arriver sur le terrain de Twickenham le 31 octobre 1999 devant près de 73 000 spectateurs.
La France donnée perdante
« Le plan était très simple : mettre nos ailiers, Philippe Bernat-Salles et Christophe Dominici, dans les meilleures conditions mentales pour relever le défi et affronter Jonah Lomu », révèle Raphaël Ibañez.

« D’un point de vue purement tactique, l’objectif était clair : couper, autant que possible, les connexions entre la ligne de trois-quarts néo-zélandaise – qui était, au passage, remarquable – et ce phénomène qu’était Jonah.
« L’idée était donc d’empêcher qu’il soit servi dans de bonnes conditions. Car une fois le ballon dans ses mains, il n’y avait plus qu’une seule solution : être très solide. »
Face à la montagne noire, les chances données à la France sont bien maigres. La peur de passer à côté du match est dans toutes les têtes, comme elle l’a prouvé cette année-là après un Tournoi des Six Nations décevant et une tournée de juin compliquée.
« Au-delà des prédictions des bookmakers, un média français avait réalisé un mini-sondage, non pas pour savoir si nous allions gagner, mais pour deviner avec combien de points d’écart nous allions perdre face à la Nouvelle-Zélande ! Vous imaginez un peu le degré de confiance au pays ? », s’étonne encore aujourd’hui Ibañez.
Et finalement, l’impensable va se produire. Une Marseillaise mémorable chantée spontanément par les joueurs en réponse au haka va achever de motiver les Bleus. « A ce moment-là, c’était un cri du cœur, un élan spontané, avec la fierté de représenter notre pays et nos couleurs. On l’a fait librement, instinctivement, mais il y avait aussi une symbolique très forte derrière ce geste. Chanter ensemble, entre nous, c’était une manière d’affirmer notre unité. Il y avait aussi, pour nous, une forme de rébellion, une volonté de s’imposer à cet instant précis », se remémore le capitaine.

Le deuxième essai de Jonah Lomu sera le déclic de la révolte
Pourtant, le scénario du match tourne tout de suite en défaveur des Français qui sont menés 17-10 à la pause avec deux cartons jaunes (Garbajosa à la 17e et Ibañez à la 35e). Mais en seconde période, tout va s’inverser. Entre la 45e et la 65e, ils mettent 33 points à zéro.
« Avec le recul, je crois que tout bascule après ce deuxième essai de Jonah (45e), qui semble définitivement sceller le sort de la rencontre », assure Ibañez.
« À cet instant, on se retrouve sous les poteaux. Et vous savez, sous les poteaux, il y a toujours ce moment où les joueurs ont besoin de se parler, de s’encourager. Les mots qui sortent à ce moment-là, que ce soit de ma part en tant que capitaine ou de la part des leaders du groupe, vont au-delà du simple discours de motivation. On parle de survie.
« On sait qu’on a deux options : soit on sombre et on donne raison aux bookmakers, qui nous voyaient déjà loin derrière les All Blacks, soit on réveille cet instinct de survie, cette force qui nous permet de nous surpasser.
« Et puis, il y a le jeu. Le ballon, le rebond, les opportunités qui se présentent. La dynamique qui s’inverse. Les regards adverses qui commencent à douter. Les chants qui résonnent dans Twickenham…
« Tout cela crée encore aujourd’hui en moi un sentiment indescriptible, quelque chose d’incroyable, d’extraordinaire au sens littéral du terme : un moment qui échappe à l’ordinaire, qui nous a transcendés. Alors oui, on parle souvent de la magie de Twickenham… Ce jour-là, c’est nous qui l’avons écrite. »
Ce geste inoubliable de Jonah Lomu à la fin du match
A la fin du match, les Blacks sont sonnés : ils sont éliminés 31-43. Un seul restera debout, digne, plein de respect. C’est Jonah Lomu. Il sera le premier All Black à venir saluer les vainqueurs.

« J’aurai toujours du mal à oublier ce moment », confie Raphaël Ibañez encore ému, plus d’un quart de siècle après. « Nous étions pris dans une sorte de tourbillon, une euphorie collective, une forme de magie.
« Et puis, au milieu de cette effervescence, il y a eu un geste marquant. Alors que certains joueurs, forcément abattus par l’élimination – ce qui est compréhensible à ce stade ultime d’une Coupe du monde – quittaient le terrain, Jonah, lui, a pris le temps. Il a inspiré profondément, puis est venu nous saluer, nous serrer la main.
« C’était un geste de grande classe, une démonstration de respect et de connexion entre des hommes de combat, qui, une fois le match terminé, redevenaient simplement des hommes tout court.
« Ce moment m’a profondément marqué. Parce que lorsqu’on prépare ce genre de rencontre, on met tout sur la table : son énergie, son talent, son orgueil, sa fierté.
« Et là, Jonah nous a offert une leçon. Une leçon de grandeur. Au-delà de la compétition, de l’affrontement et de la rivalité, il a su mettre sa déception et son orgueil de côté pour saluer l’adversaire avec respect.
« C’est un geste qui m’a touché en plein cœur et que je n’oublierai jamais. »
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Les deux joueurs se sont croisés à quelques reprises les années qui ont suivi et Raphaël Ibañez n’a jamais oublié ce « contraste absolu » qui faisait toute la richesse de ce joueur hors normes.
« D’un côté, une force exceptionnelle, un talent pur capable de briller sur tous les terrains du monde. De l’autre, une gentillesse incroyable, une douceur et une accessibilité qui tranchaient avec l’image du colosse insaisissable.
« Ce contraste m’a profondément touché, car il reflète quelque chose que l’on retrouve chez beaucoup de joueurs de rugby : cette dualité entre l’aptitude au combat, la volonté de dominer l’adversaire physiquement et mentalement, et puis, en dehors du terrain, cette énergie positive, ce côté profondément humain. »
Jonah Lomu s’est éteint le 18 novembre 2015 d’un arrêt cardiaque. Il avait 40 ans. Il revenait d’avoir assisté à la Coupe du Monde de Rugby 2015… en Angleterre.
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