Le drop ou la renaissance d'un art déchu
Au Louvre, la Joconde sommeille. L’un des tableaux les plus célèbres de l’histoire de l’humanité, admiré par des millions de visiteurs chaque année, presque la définition même de l’art. Mais si vous tournez à gauche avant d’entrer dans la salle de la Joconde, et que vous avancez de quelques pas, sur votre droite se trouve La Mort de la Vierge du peintre italien Caravage.
Certes, l’art reste une affaire de goût, mais le chef-d’œuvre de Caravage est de la même trempe que celui de Léonard de Vinci. Comme le coup de massue de Jonah Lomu sur Mike Catt en 1995, le drop de Jonny Wilkinson en finale de la Coupe du Monde 2003 mérite autant d’amour, de respect et de passion que n’importe quel essai à cinq points. Le drop est aussi beau qu’un essai, capable de soulever un stade, de faire exploser les tribunes d’un rugissement galvanisé.
Le drop fait partie de l’histoire du rugby depuis ses origines, évoluant au point de devenir un élément clé du système de points. En 1948, sa valeur est passée de quatre à trois points, au même niveau que la pénalité.
Si dans les années 1970 (l’ère impériale du roi du drop, Hugo Porta), 1980, 1990 et le début des années 2000, le drop restait une arme commune des tests et des championnats, il a peu à peu glissé dans l’ombre, jusqu’à devenir une pièce presque oubliée par des générations d’aficionados.
Ironie du sort : avant son déclin, le drop avait atteint son apogée, porté par Wilkinson au point de devenir une menace redoutée, aussi dangereuse que le pack anglais ou que les crochets d’un Jason Robinson en feu.
Et puis, comme ce Caravage relégué dans un couloir, le drop a quitté le devant de la scène… Mais ne serait-il pas en train de revenir ?
L’âge d’or et le frisson Wilkinson
Depuis ses débuts en 1997, Jonny Wilkinson a inscrit plus de 100 drops, dont 36 sous le maillot de l’Angleterre. À ses côtés, l’Écossais Dan Parks, l’Irlandais Ronan O’Gara, l’Argentin Nicolás Sánchez et le Sud-Africain Morné Steyn ont été les grands virtuoses de ce geste.
Pourtant, comme ce Caravage que l’on néglige, le drop a fini relégué au second plan… mais des signes laissent penser à une renaissance.
Prenons le Pro D2 comme baromètre : depuis 2019, les tentatives de drop ont augmenté de 25 %, grâce à des joueurs comme Jérôme Bosviel, Willie du Plessis, Joris Segonds, Sam Davies, Yohan Le Bourhis, Gabin Lorre, et quelques autres.
À la fin de la saison 2015-2016, seuls 28 drops avaient franchi les poteaux. Neuf ans plus tard, ils sont plus de 40. Le Top 14 affiche en moyenne 20 drops par saison, avec une légère hausse sur les trois dernières années.
Si l’on élargit le prisme aux trois dernières Coupes du Monde de Rugby masculines, on observe un cycle curieux : huit drops réussis en 2015, cinq en 2019, puis de nouveau huit en 2023.
Il est peut-être trop tôt pour parler de retour massif, mais on sent que le drop regagne sa place dans les stratégies des équipes, avec de jeunes buteurs invités à dompter ce geste si particulier.
La parole aux maîtres du drop
Pour affiner le sujet, nous avons interrogé trois experts du genre : Sam Davies, international gallois et roi des Alpes, Jérôme Bosviel, héros de Montauban, et Benjamin Lapeyre, ancien arrière de Racing, Toulon et Castres. À eux trois, ils cumulent plus de 90 drops.
« Il n’y a pas de secret pour réussir un drop », explique Bosviel. « Il faut juste bien lâcher le ballon, garder les yeux dessus, et croire en son pied. Tout se joue en une fraction de seconde, et c’est aussi simple que ça. »
Sam Davies, l’arme fatale de Grenoble, qui a déjà croisé Bosviel ces deux dernières saisons, a franchi la barre des dix drops depuis son arrivée en France.
« C’est une affaire personnelle, explique-t-il, c’est une question de savoir si je peux frapper de telle distance, si les conditions s’y prêtent. 90 % de la réussite vient de la façon dont on laisse tomber le ballon. Si tu le poses sur un sol irrégulier, il peut rebondir bizarrement. Il faut penser à tous ces petits détails : est-ce que le terrain est dur, souple, boueux… Je me pose tout ça avant de taper. »
Davies ajoute : « Le tableau d’affichage compte beaucoup. Si tu es mené de 10 points, tu ne vas pas tenter un drop. »
Une arme psychologique
Benjamin Lapeyre, aujourd’hui membre du staff de David Gérard en Roumanie, voit un retour logique de cette arme tactique : « C’est une arme fantastique, et elle revient car les joueurs sont mieux préparés pour prendre ce risque. Aujourd’hui, on utilise le drop au-delà des points, dès le coup d’envoi. »
« Le rugby à 7 a joué un rôle énorme dans ce retour. Le drop y est une arme multi-facettes, qui peut renverser un match en un instant. Les meilleures équipes de 7 avaient les meilleurs botteurs au drop, et ça a ouvert les yeux du monde sur sa valeur. »
Lapeyre, qui a côtoyé Wilkinson à Toulon, raconte : « Si tu veux être le meilleur, tu dois te confronter aux meilleurs ! Jonny et moi on s’amusait à se défier à l’entraînement. Il était le meilleur que j’ai vu, capable de taper des deux pieds avec une précision diabolique. J’avais la puissance pour dropper de 65 mètres, mais lui… c’était l’orfèvre. »
« Majestueux »
Lapeyre conclut : « C’est une arme. Un drop peut briser la confiance d’une équipe. Imagine une équipe qui se bat pour revenir, et bam, tu plantes un drop. Ça peut casser une dynamique. Mais c’est une arme qu’il faut manier avec discernement. »
Bosviel résume en un mot : « Majestueux. » Davies complète : « Un art sous-estimé. »
Publié initialement sur RugbyPass, cet article a été adapté en français par Idriss Chaplain.

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